XII
Poirot quittait le commissaire Spence quand il rencontra Tante Kathie. Elle avait des paquets sous le bras et ce fut elle qui l’aborda.
— Ce pauvre major Porter ! lui dit-elle. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il a gâché sa vie parce qu’il n’était qu’un plat matérialiste. La vie des camps ! Rien de tel pour rétrécir vos horizons ! Voilà un homme qui avait vécu aux Indes et qui n’en avait pas profité, j’en ai peur, pour s’enrichir sur le plan spirituel. Les Indes, pour lui, c’était le pukka, le chota hazri, le tiffin et la chasse au sanglier ! Alors qu’il aurait pu, en qualité de chela, aller s’asseoir aux pieds de quelque guru ! Il est triste, monsieur Poirot, de laisser passer de telles occasions !
Elle laissa tomber deux de ses paquets, que Poirot ramassa avec empressement. Après l’avoir remercié, elle reprit :
— Voyez-vous, monsieur Poirot, je le dis toujours, les morts sont vivants et les vivants sont morts ! Je ne serais nullement surprise de voir le corps astral d’un de mes chers disparus traverser la chaussée en ce moment. Tenez, l’autre soir…
— Vous permettez ?
Poirot enfonça dans le filet de Tante Kathie un morceau de morue qui risquait de tomber sur le trottoir et dit :
— Vous disiez ?
— Merci, monsieur Poirot. Je disais que, l’autre soir encore, j’ai eu affaire, j’en suis sûre, à un corps astral, qui m’a fait la monnaie dont j’avais besoin. Je n’ai pas pu lui donner un nom, mais je suis persuadée qu’il s’agissait du fantôme de quelqu’un pour qui j’ai eu de l’affection. Vous ne trouvez pas merveilleux que les Esprits viennent à votre secours, même dans les petites choses, même quand il ne s’agit que de vous procurer de quoi faire fonctionner un appareil téléphonique ?… Mon Dieu ! cette queue devant chez Peacock ! Ils ont dû recevoir des biscottes ! Excusez-moi, monsieur Poirot, je ne voudrais pas arriver trop tard !
Laissant Mrs Lionel Cloade aller prendre sa place dans la file qui s’allongeait devant la pâtisserie, Poirot reprit sa route, se dirigeant vers « White House ». Il avait grande envie de bavarder avec Lynn Marchmont, qui, de son côté, pensait-il, ne serait pas fâchée de s’entretenir avec lui.
Il faisait un temps magnifique. Cette matinée de printemps annonçait déjà l’été. Le sentier que Poirot suivait maintenant, Charles Trenton, venant de la gare, l’avait descendu, le vendredi qui avait précédé sa mort. En chemin, il avait rencontré Rosaleen. Il ne l’avait pas reconnue – qui n’avait rien de surprenant, puisqu’il n’était pas Robert Underhay – et elle ne l’avait pas, elle, reconnu, et pour la même raison. Seulement, par la suite, elle avait juré n’avoir jamais vu le mort devant lequel on l’avait amenée. L’avait-elle fait de propos délibéré ou était-elle sincère ? Était-elle, lorsqu’elle avait rencontré Trenton, si absorbée dans ses pensées qu’elle n’avait même pas vu l’individu qu’elle croisait ? Et, dans cette hypothèse, à quoi ou à qui songeait-elle ? À Rowley Cloade ? Pourquoi pas ?
Le jardin de « White House », avec ses lilas et ses cytises, était ravissant. Il y avait, au milieu de la pelouse, un vieux pommier noueux, dans l’ombre duquel Lynn Marchmont paressait, allongée dans un « transatlantique ».
Elle sursauta quand Poirot lui dit bonjour.
— Vous m’avez fait peur, monsieur Poirot ! Je ne vous ai pas entendu venir. Vous êtes toujours à Warmsley Vale ?
— Comme vous voyez !
— Pourquoi ?
Poirot esquissa un haussement d’épaules.
— Le pays est aimable. Je me détends.
— Je suis contente que vous ne soyez pas rentré à Londres.
— Vous êtes la seule ! Le reste de la famille s’étonne que je ne sois pas reparti.
— Vraiment ?
— C’est mon impression.
— Eh bien ! moi, je suis heureuse que vous soyez resté.
— Puis-je vous demander pourquoi ?
— Parce que cela prouve que vous n’êtes pas satisfait… et que vous ne croyez pas que David Hunter soit un assassin.
— Son innocence vous tient tellement à cœur ?
Elle rougit sous son hâle.
— Je ne tiens pas à voir un homme pendu pour un crime qu’il n’a pas commis. C’est naturel !
— Je vous l’accorde.
— Il est victime de la police, qui ne peut pas le sentir parce qu’il l’a envoyée au diable. Il est comme ça ! Il aime rembarrer les gens !
— Je crois, Miss Marchmont, que c’est à tort que vous incriminez la police. Elle n’a pas d’idées préconçues et c’est aux jurés que vous devriez vous en prendre, aux jurés qui n’ont pas voulu suivre les indications que leur donnait le coroner. La police a fait ce que le verdict l’obligeait à faire, mais elle est loin de considérer que l’accusation repose sur des bases solides.
— Ce qui signifie qu’on va le remettre en liberté ?
Poirot exprima d’un geste son ignorance.
— D’après vous, monsieur Poirot, demanda-t-elle, l’assassin, qui est-ce ?
— Ce soir-là, répondit-il d’une voix calme, il y avait une femme au Cerf.
— Je n’y comprends plus rien ! s’écria-t-elle. Quand nous pensions que l’homme était Robert Underhay, tout était simple. Mais pourquoi le major Porter a-t-il déclaré que c’était Underhay si ce n’était pas lui ? Pourquoi s’est-il suicidé ? Nous nous retrouvons au même point !
— Vous êtes la troisième personne à me dire ça.
— Ah ?
Elle semblait surprise. Après un silence, elle reprit :
— Au juste, monsieur Poirot, qu’est-ce que vous faites ici ?
— Moi ? Je parle aux gens. C’est tout !
— Vous leur posez des questions sur le crime ?
— Même pas ! J’écoute ce qu’on me raconte.
— Ça vous sert ?
— Quelquefois. Vous seriez bien surprise si vous saviez tout ce qu’on m’a appris sur la vie de Warmsley Vale en ces derniers temps. Je sais tout ! Les gens qu’on a vus par ici, ceux qui se sont rencontrés et même, quelquefois, ce qu’ils se sont dit. C’est ainsi, par exemple, que je sais que le soi-disant Arden a demandé son chemin à Mr Rowley Cloade et qu’il n’avait pour tout bagage que ce qu’il portait sur le dos. Je sais que Rosaleen Cloade a passé une heure à la ferme et qu’elle s’est montrée là, plus joyeuse qu’on ne l’a jamais vue ailleurs…
— C’est exact. Rowley me l’a dit. Il paraît qu’elle avait l’air d’être en vacances !
— On me parle de tout, même des difficultés financières des gens. Je suis au courant des vôtres…
— Tout le monde les connaît. Nous avons tous essayé de « taper » Rosaleen. C’est ça que vous voulez dire ?
— Je n’ai pas dit ça.
— Eh bien ! vous pouvez le dire. Je suppose qu’on vous a aussi parlé de mes relations avec Rowley et David ?
— Vous allez épouser Rowley ?
— Je voudrais bien le savoir !… C’est justement ce que j’étais en train de me demander le fameux soir où David m’est tombé dessus, près du bois Mardon. Je regardais le train qui passait, en bas, dans la vallée. La fumée formait un point d’interrogation. Comme un symbole. Est-ce que j’épouse Rowley ? Il m’est bien difficile de répondre. Non pas à cause de David. À cause de moi. C’est moi qui ne suis plus la même. Quatre ans d’absence, ça compte ! Je suis partie, je sur revenue, mais j’ai changé ! C’est un drame, ça, et je ne suis pas seule à le vivre ! On revient, mais on ne se réadapte pas. On ne peut pas partir, mener une vie différente de celle qu’on a connue et se retrouver tel qu’on était au départ.
— Vous vous trompez, dit Poirot. Le drame, justement, c’est qu’on ne change pas !
Elle le regardait, incrédule.
— Je suis sûr de ce que j’avance, reprit-il. Vous, par exemple, pourquoi êtes-vous partie ?
— Moi ? Pour entrer dans les Wrens.
— Je sais. Mais pourquoi avez-vous voulu entrer dans les Wrens ? Vous étiez fiancée à Rowley Cloade. Vous auriez très bien pu, sans bouger de Warmsley Vale, rendre des services à la Défense nationale.
— C’est possible, mais je voulais…
— Vous vouliez partir, c’est ce que je dis ! Vous vouliez voir du pays… et peut-être, vous éloigner un peu de Rowley Cloade. Aujourd’hui, vous ne tenez pas en place et vous ne demandez encore qu’à partir. Ah ! non, on ne change pas !
Elle protestait.
— Quand j’étais en Orient, je n’avais qu’un désir : rentrer en Angleterre.
— Je n’en doute pas ! Quand vous êtes quelque part, vous voulez être ailleurs… et il est probable qu’il en ira toujours comme ça. Vous avez de l’imagination et vous voyez Lynn Marchmont rentrant chez elle… Tableau splendide. Seulement, la réalité vous déçoit, parce que la Lynn Marchmont que vous imaginiez n’est pas la vraie Lynn Marchmont, mais la Lynn Marchmont que vous voudriez être.
— Alors, selon vous, où que j’aille, je ne serai jamais satisfaite ?
— Je n’ai pas dit ça. Je dis seulement que, quand vous êtes partie, vous n’étiez pas contente de vos fiançailles et qu’aujourd’hui encore elles ne vous donnent pas satisfaction.
Lynn arracha un brin d’herbe. Elle dit :
— Vous êtes un peu sorcier, n’est-ce pas, monsieur Poirot ?
Il prit un petit air modeste.
— C’est mon métier qui l’exige, mademoiselle. Je crois qu’il y a une autre vérité dont vous ne vous êtes pas encore avisée.
— Vous voulez parler de David ? Vous croyez que je suis amoureuse de lui ?
— Cette question-là ne regarde que vous.
— Et je suis incapable d’y répondre ! Il y a en David quelque chose qui me repousse… et aussi quelque chose qui m’attire ! Hier, j’ai bavardé avec son colonel qui, lorsqu’il a appris l’arrestation de David, est venu ici pour voir s’il pouvait faire quelque chose. Il m’a parlé de David. Il m’a dit qu’il avait rarement rencontré un homme aussi brave que David et, malgré cela, j’ai eu le sentiment qu’en dépit de tout le bien qu’il me disait de lui, cet homme n’était pas convaincu de l’innocence de David.
— Vous n’en êtes pas sûre non plus ?
Elle eut un petit sourire triste.
— Non. Je n’ai jamais eu confiance en lui. Peut-on aimer quelqu’un en qui l’on n’a pas confiance ?
— Malheureusement, oui !
— Je n’ai jamais été juste envers lui… parce que jamais je n’ai eu confiance en lui. J’ai cru tous les racontars colportés par les gens du village, qui allaient jusqu’à dire qu’il n’avait jamais été David Hunter et qu’il était simplement un ami d’enfance de Rosaleen. J’ai eu honte de moi quand le colonel, hier, m’a dit qu’il avait connu David enfant, en Irlande.
— Ce que les gens peuvent se tromper, s’écria Poirot, c’est vraiment épatant !
— Que voulez-vous dire ?
— Ce que je dis ! Rien d’autre. Dites-moi, Mrs Cloade, la femme du médecin, vous a bien téléphoné, le soir du crime ?
— Tante Kathie ? Oui.
— Que voulait-elle ?
— Elle s’était trompée dans ses comptes !
— Elle vous téléphonait de chez elle ?
— Non. Son appareil était en dérangement. Elle était allée à une cabine publique.
— Vers dix heures dix ?
— À peu près. Nos pendules sont plus ou moins justes, vous savez !
— Ce soir-là, vous n’avez pas reçu d’autre coup de téléphone ?
Poirot avait pris sa voix la plus douce pour poser la question, Lynn répondit sèchement :
— Si.
— David Hunter vous a appelée de Londres ?
— Oui.
Avec humeur, elle ajouta :
— Il faut aussi que je vous dise ce qu’il m’a dit ?
— Je ne voudrais pas…
— Oh ! ça ne me gêne pas ! Il m’a dit qu’il s’en allait, qu’il sortait de ma vie, qu’il était incapable de me rendre heureuse parce qu’il ne pourrait jamais mener une existence honnête, même pour l’amour de moi.
— Et, probablement parce que ce soir-là il vous a dit la vérité, vous lui en avez voulu ?
— J’espère qu’il s’en ira, une fois son innocence reconnue. J’espère qu’ils s’en iront tous les deux, en Amérique ou ailleurs ! Eux partis, il nous sera peut-être possible de penser à autre chose, possible d’être nous-mêmes, de ne compter que sur nous et de ne plus être assaillis par de mauvaises pensées.
— De mauvaises pensées ?
— Oui. J’ai senti ça, un soir, chez tante Kathie. Elle donnait une sorte de réception et, peut-être parce que j’étais revenue depuis très peu de temps, peut-être parce que j’étais très nerveuse, ces mauvaises pensées, je les ai senties tout autour de nous ! Tous ceux qui étaient là souhaitaient la mort de Rosaleen ! Tous les Cloade ! C’est une impression terrible ! Vous comprenez ? Souhaiter la mort de quelqu’un qui ne vous a rien fait…
— Il est évident, dit Poirot, que la mort de Rosaleen vous ferait du bien.
— Vous parlez au point de vue financier ? Mais, si vous allez par-là, le seul fait qu’elle soit venue ici nous a fait du mal. Envier les gens, les jalouser, leur en vouloir, vous croyez que c’est bon, ça ? Maintenant, elle est seule, à « Furrowbank », toute seule. Elle a l’air d’un fantôme. On dirait qu’elle va devenir folle. Elle ne veut pas qu’on s’occupe d’elle. Nous avons tous essayé de faire quelque chose pour elle. Maman lui a demandé de venir s’installer chez nous. Tante Frances lui a fait la même proposition. Tante Kathie lui a offert d’aller vivre avec elle à « Furrowbank ». Elle a refusé, toujours. Elle ne veut pas avoir affaire à nous et je ne peux lui donner tort. Elle n’a même pas voulu recevoir le colonel Conroy. Pour moi, elle est malade, malade de peur… Et nous ne faisons rien, parce qu’elle ne nous le permet pas !
— Personnellement, vous avez essayé ?
— Oui. Je suis allée la voir et je lui ai demandé si je pouvais faire quelque chose pour elle. Elle m’a regardée et…
La voix de Lynn se brisait. Elle reprit :
— Je crois qu’elle me hait. Elle m’a dit : « Vous moins que tout autre ! » David, je crois, lui a enjoint de rester à « Furrowbank ». Elle ne veut pas en bouger, parce qu’elle lui obéit toujours, en tout et pour tout. Rowley lui a porté des œufs et du beurre. De nous tous, il est le seul pour qui elle ait quelque affection. Elle l’a remercié et elle lui a dit qu’il avait toujours été très gentil pour elle.
— Il y a des gens, dit Poirot, qui vous inspirent beaucoup de sympathie, des gens qui portent un lourd fardeau. Rosaleen Cloade est au nombre et je la plains beaucoup. Si cela m’était possible, je lui viendrais volontiers en aide. Maintenant encore, si elle voulait m’écouter…
Il se leva brusquement, l’air décidé.
— Venez, mademoiselle ! Nous allons ensemble à « Furrowbank ».
— Vous voulez que j’aille avec vous ?
— Si vous êtes disposée à vous montrer généreuse et compréhensive…
Lynn était debout.
— Oh ! oui, s’écria-t-elle. De grand cœur !